Le corps du combattant américain de la Seconde Guerre mondiale
Le corps du combattant américain de la Seconde Guerre mondiale : la glorification par delà la souffrance.
1-Le corps du soldat américain en image, de la souffrance à la glorification.
Durant et après la Deuxième Guerre mondiale, l’expression de la souffrance du corps en temps de guerre est l’apanage de la littérature ou des arts graphiques issus de l'expérience concentrationnaire, dont les œuvres ont été construites à partir des souvenirs des déportés survivants. Si la littérature de guerre a produit quelques rares chefs d’œuvre (les Nus et les Morts de Norman Mailer, Vie et Destin de Vassili Grossman), elle n’atteint pas, par la rareté de sa production, la profusion des films de guerre. Comme le cinéma de propagande soviétique, le cinéma commercial hollywoodien a rapidement pris en charge la représentation du conflit alors même que les combats continuaient sur les différents fronts où les Etats-Unis étaient engagés.
Hollywood ne s’est pas vu imposer de commandes particulières de l’état fédéral. Dès 1941, les grands studios ont initié d’eux-mêmes une quantité non négligeable de productions militaires et patriotiques, à la fois par conviction politique (la Warner avait, dès le milieu des années 1930, lancé un certain nombre de films antinazis), par pur opportunisme commercial et avec le désir secret d’amadouer Washington, toujours méfiante à l’égard des frasques de la « Babylone » californienne. Pourtant, ces œuvres n’ont pas toujours convaincu les spectateurs. Devant l’irréalisme des scènes de bataille de Guadalcanal (Lewis Seiler, 1943), beaucoup de soldats en permission ont balancé entre colère et ricanements. Le désir de ne pas choquer le public civil, renforcé par les restrictions formelles et morales du Code Hays (1927), explique la neutralisation générale des scènes de violence à l’écran. Incarné par des acteurs de second ordre, les corps combattants décrits par Hollywood sont virils, plébéiens, blancs, souvent représentés dans une avantageuse semi nudité. Il faut attendre l’après-guerre pour découvrir des films plus réalistes, plus réservés dans l’expression de leur patriotisme. Finalement, la photographie de guerre a peut-être su mieux cristalliser la violence des combats et son impact sur les corps en quelques instants volés au réel, mais également des moments de gloire militaire (réels ou reconstitués) devenus iconiques. Des six clichés pris par Robert Capa à Omaha Beach le matin du 6 juin 1944 à la célèbre photographie de Joe Rosenthal immortalisant des marines hissant la bannière étoilée sur le mont Suribachi à Iwo Jima le 23 février 1945 (Raising Flag on Iwo Jima) et qui valut à son auteur le prix Pulitzer, les arts officiels et populaires se sont nourris à cette manne pour en restituer l’esthétique sauvage (les productions de guerre de Steven Spielberg comme Il faut sauver le soldat Ryan, Band of Brothers ou the Pacific), prolonger le symbolisme patriotique (la statuaire d’état et le marchandising institutionnel) ou, a contratrio, déconstruire les légendes et les mensonges qui s’y sont attachées dans une démarche fordienne (le diptyque Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood). De fait, la captation photographique de la douleur des marines à Iwo Jima (6000 morts) ou des GI’s à Omaha et Utah Beach (2700 morts) peut servir de support à une étude croisée et critique du corps glorifié du soldat américain, devenu objet de dévotion patriotique, des lendemains de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à nos jours.
2-le corps glorifié du combattant américain, entre réalisme et patriotisme : proposition d’un parcours pédagogique pluridisciplinaire.
a-En Histoire, la glorification du corps du marine par Hollywood.
L’étude proposée ici invite deux matières à travailler ensemble : l’Histoire et l’Anglais. Elle peut s’appuyer sur deux itinéraires possibles. Le professeur d’Histoire choisit de traiter la Guerre du Pacifique en étude de cas. Il prend pour point de départ un objet d’étude unique : le USMC War Memorial (1959) situé à proximité du cimetière militaire d’Arlington à Washington DC. Sous la présidence Eisenhower, le Congrès américain passa commande au sculpteur Felix de Weldon d’une immense statue de bronze de grande dimension (23 mètres de hauteur, 100 tonnes) et financée par des dons privés, afin de commémorer l’action des marines américains durant la Guerre du Pacifique (1941-1945). Cette œuvre est la représentation tridimensionnelle de la célèbre photographie de Joe Rosenthal prise à Iwo Jima au sommet du Mont Suribachi, au terme du premier jour de débarquement. Symptomatique de la forte iconisation des images de guerre suscitée par la photographie, cette œuvre de mémoire et de propagande, déclinée en quelques semaines en affiches vantant l’achat des bons de la Défense, symbolise le tropisme asiatique de l’action militaire américaine à partir du début des années 1940, face à l’ennemi japonais puis au communisme. Erigé entre la Guerre de Corée et une Guerre du Vietnam dont les prodromes sont de plus en plus sensibles, cet ensemble monumental est flanqué d’autres mausolées proches, dont le Korean War Veteran Memorial ou le Vietnam Veterans Memorial, fameux long mur en marbre noir portant le nom des soldats morts au Vietnam et situé dans Constitution Garden, sur la rive Ouest du Potomac.
Le professeur peut initier avec la classe un parcours inductif, en remontant du lieu commémoratif vers la photographie qui l’a inspirée, puis en interrogeant la manière dont cette dernière s’inscrit dans le cadre de la campagne du Pacifique. Afin de raconter et d’expliquer le contexte de sa création, on peut dès lors s’appuyer sur un des meilleurs films de guerre de la fin des années 1940 : Sands of Iwo Jima. En 1949, Allan Dwan, vieux cinéaste expérimenté déjà très actif au temps du muet, réalise Sands of Iwo Jima pour Republic Picture. Ce film concis de moins de deux heures décrit la formation et l’entraînement d’un groupe de marines commandé par le sergent Stryker (John Wayne) avant son débarquement à Iwo Jima, séquence qui conclut la dernière demi-heure. Avant le Jour le plus long initié par le producteur Daryl L. Zanuck, avant les œuvres de guerre produites par Spielberg pour le cinéma ou la télévision, Dwan a privilégié le réalisme topographique et humain dans la représentation de la bataille, en filmant la séquence finale sur les lieux mêmes de l’action et en prenant conseil auprès d’anciens combattants présents à Iwo Jima. Alternant plans larges à la grue, plans serrés filmés caméra à l’épaule dans les conditions du direct et scènes de studio plus posées, Sands of Iwo Jima préfigure à un demi-siècle de distance le style documentaire qui a irrigué les œuvres de Spielberg et d’Eastwood. Dans le cadre de l’étude proposée, les scènes d’acteurs de la dernière séquence offrent un concentré de lieux communs et d’idées plus originales dans la représentation du corps combattant. En conformité avec la censure du Code Hays (par exemple, ne jamais montrer de flots de sang, de membres amputés, ne jamais montrer dans le même plan un tir d’arme à feu et l’impact que ce tir provoque sur le corps d’un ennemi), les corps blessés sont filmés de manière irréaliste : les acteurs grimacent en plaquant les mains sur des blessures propres, sortant quelques aphorismes spirituels ou humoristiques avant de s’éteindre dignement.
Le soldat meurt toujours dans les bras de ses frères d’armes. Cette agonie donne lieu à de brèves scènes de communion virile. La camaraderie du feu, l’esprit de corps propre aux marines et la propreté des blessures contribuent à élaborer une image d’invulnérabilité du corps combattant. Pourtant, Dwan limite au maximum ces scènes stéréotypées, privilégiant une lecture tactique objective de l’assaut à l’échelle de la plage. Les actions sont concises, dépourvues de dialogues superflus. En outre, le corps du combattant ennemi est brièvement montré, sous la forme d’un Japonais désarmés menant un assaut bref et désespéré au sabre. Ces figures ennemies indistinctes, presque abstraites, ne sont pas la cible des caricatures racistes si courantes durant la guerre. Animés par un désir de vengeance acharné, les officiers américains ordonnent pourtant aux hommes de se défendre en évitant toute violence superflue. En 1949, dans le cadre d’une Guerre froide étendue à l’Asie toute entière, le Japon apparaît comme un allié précieux aux yeux des les Etats-Unis. Il convient donc de traiter l’ancien adversaire à l’écran avec plus de nuances. Face au corps souffrant du marine, face au corps presque dérobé de l’ennemi, triomphent les corps des soldats vainqueurs hissant la bannière étoilée au terme de la bataille. Dans un souci de réalisme quasi documentaire, Dwan filme l’événement avec trois des six protagonistes originels : la gloire du soldat vainqueur est immortalisée par une image de cinéma à la fois artistique, iconique et propagandiste, qui copie le style d’une image documentaire, une photographie de guerre parfaite conjuguant la beauté du cadre, la force de la composition et le sens du récit.
Par contraste, le professeur d’Histoire peut montrer aux classes une courte séquence tirée de la série the Pacific produite par Steven Spielberg et Tom Hanks, diffusée sur la chaine HBO en 2010. A l’instar de Band of Brothers, son pendant du front européen, cette production télévisuelle aux moyens cinématographiques conséquents reprend le cahier des charges formel établi par Il faut sauver le soldat Ryan en 1997 : histoires édifiantes, voire incroyables, pourtant toujours tirées de témoignages véridiques ; reconstitution soignée et fidèle dont l’exactitude est garantie par des historiens et des témoins de l’époque ; hyperviolence des combats filmée dans un style à la fois documentaire et spectaculaire. The Pacific raconte les destins de quelques soldats américains ayant combattu dans le Pacifique entre 1941 à 1945. Dans l’épisode 8 (Iwo Jima), l’un des héros emblématiques, John Basilone, fait son retour sur le terrain. Devenu une mascotte de propagande après avoir accompli quelques exploits à Guadalcanal en 1941, ce sergent médiatisé en est réduit à vendre des bons du Trésor. Déprimé, il se morfond à l’arrière et veut repartir sur le front. En 1944, il débarque à Iwo Jima à la tête d’une escouade. Ici, le célèbre épisode du drapeau n’est pas montré (Clint Eastwood a développé à ce sujet un film entier produit par Spielberg, Mémoires de nos pères). La caméra suit Basilone dans le chaos des combats. La neutralité de la violence de la fin des années 1940 est oubliée : tripes et membres amputés s’amoncellent à chaque coin de l’écran entre deux giclées de sang. Cette souffrance des corps combattants, guère éloignée de celle éprouvée par les soldats de la Grande Guerre, est contrebalancée par une réalisation mettant en valeur le sacrifice patriotique du héros. Ici, nul discours sur l’absurdité de la guerre. La « vedette » Basilone meurt de manière anonyme, dans un ralenti esthétique, porté par une musique symphonique, et dans une position christique filmée en contre-plongée, sous les yeux de ses hommes éplorés.
Entre l’œuvre rigoureuse et réservée de Dwan et les grandes orgues de la production HBO, une étrange circulation des images s’établit à un demi-siècle de distance : d’un côté, la gloire du corps combattant exprimée à l’écran par le sacrifice débonnaire d’une bande de copains et une douleur réduite, voire censurée ; de l’autre, un dolorisme appuyé derrière l’hyperréalisme historique, qui indique la volonté des producteurs de faire de leur série un véritable mémorial télévisuel.
A travers ces deux œuvres, dont on peut tirer deux séquences courtes, le professeur d’Histoire aiguille la classe vers l’étude de quelques aspects traités dans le programme : l’industrialisation d’une guerre étendue à une échelle planétaire, l’ampleur des stratégies mises en œuvre (ici, la guerre aéronavale et la reconquête insulaire menée par la Marine américaine et la volonté d’anéantissement de l’adversaire).
De façon plus succincte, le professeur peut également étudier le rapport entre photographie de guerre, cinéma et statuaire à partir du débarquement du 6 juin, 1944. Des photographes de guerre ont saisi les GI’s en plein combat ou dans la mort. Des artistes ont reproduit par la suite ces sujets dans une perspective patriotique. Sans doute le 7 juin 1944, sur la plage Dog White (Vierville-sur-mer), un photographe anonyme a pris au pied d'un obstacle de plage en bois le corps d'un GI qui n’a pas encore été ramassé. En arrière-plan, des soldats discutent, indifférents. A côté du cadavre, deux fusils sont posés en croix. Délaissés par une collecte d’armes sur la grève, les fusils n’ont peut-être pas été abandonnés au hasard mais intentionnellement croisés afin de rendre hommage au soldat tombé, suivant ainsi une coutume datant de la Guerre de Sécession (Fallen soldier battle cross) et toujours utilisée aujourd'hui en Irak ou en Afghanistan. Cette photo fut largement diffusée aux Etats-Unis. La présence du soldat décédé autant que l'indifférence apparente de ses frères d’armes ont ému les Américains. Cette photo a inspiré le sculpteur américain Jim Brothers. Death of stone, sculpture en bronze appartenant à un groupe statuaire composé de six œuvres, est située au National D-Day Memorial à Bedford en Virginie, ville qui revendique, parmi d’autres aux Etats-Unis, le plus de plus grand nombre de ressortissants morts à Omaha Beach le 6 juin 1944. Cet artiste s’est spécialisé dans la figuration de caractères patriotiques : indiens, combattants anonymes ou militaires célèbres (Eisenhower au Capitole à Washington). Ici, une photographie a touché la fibre patriotique américaine. L’art, en l’occurrence la sculpture, s’est emparée de cette émotion pour marquer un lieu de mémoire et de recueillement, au sein d’une nation toujours en guerre aujourd’hui.
Les photographies de Capa, prise le jour du débarquement, peuvent être aussi utilisées pour montrer comment une esthétique de brutalité hyperréaliste, qui rudoie le corps combattant, a influencé la manière de représenter la guerre à Hollywood à partir de la fin des années 1990. Dans une démarche à la fois historique, civique et patriotique, Spielberg porte de temps à autre à l’écran des sujets édifiants à destination du public américain (Amistad et la question de l’esclavage, Lincoln et la Guerre de Sécession). Dans Il faut sauver le soldat Ryan (1997), la spectaculaire séquence d’ouverture sur la plage et sa captation ininterrompue de corps meurtries, qui reconfigurera pour vingt ans la manière de représenter la guerre dans le cinéma moderne, succède à une scène de mélodrame familial durant laquelle le vétéran Ryan se recueille sur la tombe de l’officier qui l’a sauvé, en plein cimetière américain de Colleville. Ce film de guerre épique, à la prétention documentaire, s’édifie sur un désir de remémoration, à la fois personnelle et nationale. La douleur des corps brisés par la guerre, filmée comme une resucée de l’esthétique de Robert Capa, nourrit le dolorisme patriotique et mémoriel de l’œuvre.
b-En Anglais, le corps glorieux du marine, topos du patriotisme américain.
Le professeur d’Anglais est plus libre de son approche. Dans le cadre d’une étude de civilisation, le patriotisme américain représente un thème intéressant. Ce sentiment toujours vivace au sein d’une nation régulièrement engagée dans des conflits extérieurs depuis plus d’un demi-siècle s’oppose à la culture de paix développée en l’Europe, qui influence et nourrit les élèves d’aujourd’hui et que les programmes d’Histoire et d’Education civique traitent tout au long de la 3e. A partir de l’étude de la statue de Felix de Weldon ou des photographies de guerre prises en Normandie, il est possible d’étudier le goût très américain du culte des morts militaires, qui vire parfois à la religion civique.
En 3e, le professeur d’Anglais doit aborder la civilisation américaine par le cinéma. Dès lors, le corps combattant américain du second XXe siècle ou un lieu de mémoire comme Arlington, montrés par les réalisateurs américains, peuvent servir de support à l’étude d’une mentalité singulière.
L’histoire d’Arlington, la disposition des lieux qui le composent ou la spécificité des cérémonies d’anciens combattants qui s’y déroulent permettent d’entrer dans l’intimité d’une grande puissance mondiale, dont le rapport à la guerre reste toujours tragique. L’image des marines triomphants à Iwo Jima a ponctué les grandes phases militaires de l’histoire américaine du second XXe siècle, du Vietnam à l’Irak et l’Afghanistan. La déclinaison infinie de l’image de Rosenthal par le merchandising local renforce l’attachement de la population à un lieu de mémoire qui est aussi l’étape obligée d’un pèlerinage civique à Washington, organisé dès l’école primaire (le cimetière d’Arlington compte la tombe du président Kennedy ; il est proche de Constitution Gardens et du Lincoln Memorial). Sa caricature régulière par la presse ou les mouvements pacifistes ont marqué les moments de contestations et de crises intérieures vécus par les Etats-Unis, surtout durant le Vietnam et les guerres contemporaines au Moyen-Orient. La captation régulière du Mémorial par le cinéma hollywoodien participe au renforcement de l’image de l’institution militaire. Dans Garden of stone (1987), Francis Ford Coppola filme avec précision et mélancolie les rites funéraires militaires organisés à Arlington. Le corps cassé du marine offre également l’occasion d’une critique radicale de l’armée : des blessures cinégéniques d’un soldat peuvent symboliser le conflit auquel ce dernier a participé. Dans Né un 4 juillet d’Oliver Stone (1989), une courte séquence montre Ron Kovic, ancien combattant du Vietnam cloué dans un fauteuil, participer à une manifestation pacifiste face au Mémorial. Plus récemment, dans la série Homeland, le sergent Brody, kidnappé en Irak, torturé puis « retourné » par Al Qaïda, se transforme en terroriste kamikaze, près à s’attaquer à l’Etat fédéral. Son corps couturé de plaies, que seule sa famille a pu découvrir, est sanglé dans un uniforme impeccable arboré à chaque cérémonie patriotique et chaque déplacement médiatique.
Une étude du corps du marine à partir de l’image traditionnelle qu’en donne le Mémorial de Weldon permet aux élèves de parcourir certains épisodes de l’histoire américaine récente que le programme d’Histoire ne prend pas en charge. Il permet également d’initier un pont ente Anglais et Histoire au moment de traiter le monde depuis les années 1990 et les conflits contemporains (thème 4 de la partie IV), notamment avec la question du terrorisme et des engagements militaires américains au Moyen-Orient.