Le corps combattant dans les guerres contemporaines
Le corps combattant dans les guerres contemporaines : le cinéma et la Guerre contre le terrorisme.
En toute logique, ce parcours des guerres du XXe siècle à partir du corps combattant conduit le professeur au cœur de l’Histoire immédiate. Les guerres menées par les Etats-Unis et une partie de la communauté internationale au Moyen-Orient après le 11 septembre, comme les actions du terrorisme international, sont mentionnées dans le programme officiel. En éducation civique, l’étude de la notion de Défense globale inclut nécessairement l’évocation de la guerre de renseignement et la lutte intérieure et extérieure d’une nation contre le terrorisme. Par ailleurs, sans que cela soit explicité par les textes, l’enseignant est amené à expliquer l’évolution des formes de la guerre au XXe siècle de manière filée sur l’ensemble de l’année. L’élève comprend que les sociétés passent de la guerre classique, locale ou mondiale, armée contre armée, fondée sur une stratégie binaire de défense et de mouvement, à des formes de combats différentes incluant le renseignement et l’anticipation du danger, formes dans lesquelles les rapports de force entre belligérants ne sont pas forcément symétriques (une armée contre des civils en armes, une force de sécurité contre des terroristes). Ces nouvelles formes de combat font du civil une cible principale. Les théâtres d’opération, difractés sur plusieurs continents (le War on Terror de Georges Bush est une guerre à échelle mondiale), se déplacent surtout au cœur des villes. Cependant, il semble difficile de fonder une séquence bien courte dans le temps (à peine 3 heures) sur un travail de fond en Histoire des arts concernant le corps combattant. Ici, sur un sujet qui mêle l’histoire immédiate, la géopolitique et la géostratégie, le collègue d’Histoire doit peut-être accepter l’idée qu’il ne sera pas le maître d’œuvre principal de son propos, que les collègues d’Anglais ou de Français, dans le cadre de leur étude de l’image, pourront très bien en devenir les acteurs principaux. Cette limite, imposée par des contraintes de temps et la lettre du programme officiel, n’interdit pas de réfléchir à certaines formes de représentation contemporaines du corps combattant. Les idées présentées ici pourraient également nourrir un éventuel travail de lycée.
La tragédie du 11 septembre a été un tel choc pour les créateurs occidentaux que sa représentation filmique, littéraire ou artistique a dû attendre quelques années de digestion et de maturation prudente. En revanche, les guerres menées contre le terrorisme islamistes à travers le monde ont très vite été saisies par les artistiques, notamment au cinéma et à la télévision américaines. Au-delà d’une vision critique de l’action militaire, de rigueur à Hollywood depuis les violentes charges antimilitaristes de Kubrick, Fuller ou Altman dans les années 1960/70, ces fictions ont aussi cherché à décrire les nouvelles formes tactiques et stratégiques d’une guerre contemporaine en mutation depuis une décennie. La description du corps combattant permet de suivre ces évolutions. Le soldat traditionnel n’a plus l’apanage du combat de terrain. La guerre classique est devenue une forme d’action militaire parmi d’autres, notamment au regard de la guerre de renseignement (l’information n’est plus un simple instrument tactique mais bien un enjeu militaire) ou de la sécurisation des villes menacées par les attentats. De fait, l’agent de renseignement est un combattant à part entière, menant son action sur des champs de bataille inédits (des bureaux, les rues de villes menacées). Par ailleurs, dans le cadre d’un terrorisme international perçu comme une nouvelle forme de guerre, le civil peut être un combattant en puissance (agent dormant, « loup solitaire », kamikaze). Le corps combattant contemporain se fait le réceptacle visuel de cette confusion générale entre front et d’arrière, civil et soldat, expert et guerrier. Il expose des douleurs physiques et morales nouvelles. Il est surtout le support physique des doutes d’un Occident hébété devant une menace terroriste incessante.
A travers des créations cinématographiques dominées par le point de vue américain, les représentations du corps combattant contemporain mettent en évidence trois aspects. Le corps du combattant est devenu un instrument de contrôle des espaces, « augmenté » par la science et la technologie. S’il souffre encore sur les champs de bataille, il endure et porte une douleur physique qui engage l’éthique et le droit à travers la torture. Enfin, dans un conflit asymétrique où les terroristes s’opposent aux armées ou aux forces de l’ordre, le corps combattant se dissimule aujourd’hui sous des habits civils.
a-Une vision de la Guerre contre le terrorisme dominée par le point de vue américain.
Après chaque grande tragédie nationale, les Etats-Unis ont une capacité incroyable de digestion du trauma par l’image. Sans être instantané, le recyclage de la terreur et des doutes de la nation par Hollywood (on comprend dans ce terme-valise les œuvres de cinéma mais également les séries de télévision qui ont connu un développement artistique important depuis le début des années 1990) permet de fixer sur un écran, grand ou petit, l’inconscient d’un peuple en guerre, surtout depuis la disparition du Code Hays[1]. Le 11 septembre a suscité un grand nombre de films et de séries dans le cadre d’une représentation explicite des événements (Vol 93 de Paul Greengrass, World Trade Center d’Oliver Stone, les séries de pompiers New-York 911 ou Rescue Me) ou plus métaphorique (la Guerre des Mondes de Steven Spielberg ou la série Rubicon abordent de manière détournée la panique civile et la paranoïa sécuritaire). La Guerre contre le terrorisme engagée par l’administration Bush après le 11 septembre, dans laquelle s’inscrivent la guerre de renseignement, la lutte urbaine contre les attentats ou les guerres moyen-orientales menées par les Etats-Unis, commence à inspirer nombre de réalisateurs et de producteurs. Dans ces œuvres récentes, malgré les formes inédites que présente le War on Terror, l’utilisation du corps combattant comme vecteur de sens semble perdurer. A cet égard, deux entreprises cinématographiques et télévisuelles entretiennent un dialogue involontaire mais fécond à travers les images qu’elles produisent. Katheryn Bigelow, réalisatrice atypique et aventureuse, dont le travail sur l’ambigüité des corps masculins en action est une des constantes (Point Break, K19), a initié un ambitieux diptyque sur la Guerre contre le terrorisme. Démineurs (2009) raconte le quotidien stressant et absurde d’une équipe de démineurs à Bagdad, et l’impasse stratégique dans laquelle l’armée américaine s’est enferrée en Irak. Zero Dark Thirty (2012) rapporte la longue traque et l’élimination d’Oussama Ben Laden par les services secrets américains. Producteurs / scénaristes pour la Fox, puis pour la chaîne câblée Show Time, Howard Gordon et Evan Katz sont les créateurs de deux séries à succès. 24 (2000-2008) narre en temps réel les aventures trépidantes de Jack Bauer, un agent patriote luttant contre le terrorisme dans une Amérique post-11 septembre à l’histoire alternative. Adaptée de la série israélienne Hatufim, Homeland (2012) montre le retour de Nicolas Brody, un marine kidnappé en Irak par Al Qaida, soupçonné d’avoir été « retourné » par ses geôliers. Si ces fictions ne décrivent pas le réel au même niveau d’exigence (le réalisme documentaire et journalistique pour Bigelow, la fantaisie géopolitique, voire l’uchronie, pour Gordon et Katz), elles utilisent le corps combattant dans le même sens.
Patriotique ou critique, cette vision mainstream de la Guerre contre le terrorisme reste cependant unilatérale. La culture de masse hollywoodienne est un outil efficace du soft power américain. Sa force de frappe économique et médiatique laisse peu de place à une vision contradictoire, voire simplement différente de la question. Ainsi, le point de vue moyen-oriental est beaucoup plus difficile à obtenir. La quasi absence de productions cinématographiques dans certains pays de la région (Irak, Syrie, péninsule arabique) s’explique par une forte censure d’Etat et un contexte géopolitique peu favorable. Quelques timides tentatives apparaissent, ici ou là, comme La Vallée des loups – Irak (2006) du Turc Serdar Akar, vision très critique de l’action militaire américaine en Irak (les tortures d’Abu Graïb et le massacre de Mukaradeeb sont évoqués) ou les Chevaux de Feu (2012) du Tunisien Nabil Ayouch, décrivant une « fabrique » de djihadistes dans les bidonvilles de Casablanca. Récemment, le cinéma français a approché la question du basculement du civil vers la violence terroriste et la mission kamikaze. Dans la Désintégration (2011), Philippe Faucon montre une poignée de jeunes Français d’origine maghrébine embrasser la cause du terrorisme islamique à la suite d’une série d’échecs sociaux et professionnels. De façon plus elliptique, Bruno Dumont raconte dans Hadewijch (2009) la quête spirituelle de Céline, une jeune femme illuminée qui passe du christianisme mystique et pacifique à l’Islam radical et violent. Ces deux tentatives hexagonales témoignent du désir, fort chez certains auteurs européens, de comprendre le mécanisme psychologique ou social qui conduit un citoyen moyen vers le terrorisme. Dans la plupart des fictions américaines, le terroriste reste un mystère, une figure commode de stigmatisation ou un miroir dans lequel les Etats-Unis contemplent l’étendue de leurs propres ambigüités.
b-Le corps combattant au cœur du contrôle sécuritaire des espaces.
Le corps combattant est d’abord un instrument de contrôle des espaces. Dans la traque frénétique de la menace terroriste en milieu urbain ou dans la quête d’informations déterminantes, les soldats et les agents de renseignements sont connectés à des machines qui augmentent la perception géographique des lieux qu’ils doivent sécuriser ou dans lesquels ils mènent leurs investigations.
Dans Démineurs, le sergent James intervient au cœur de plusieurs quartiers de Bagdad menacés par des dispositifs complexes d’explosifs. Entouré par une escouade chargée de sécuriser sa position, relié en permanence à ses hommes par un dispositif HF, cet expert refuse d’utiliser des robots démineurs ou d’attendre des renforts pour désamorcer les bombes. Au risque de la désintégration, James doit exposer son corps pour garantir la sécurité d’une ville gangrénée par le terrorisme. Mais cette prise de risque n’a rien d’héroïque. Bigelow décrit un soldat sans idéal et sans motivation, juste drogué au danger, « accro » à l’adrénaline que lui confère ce flirt physique avec la mort. Ici, la mise en danger du corps combattant n’est pas motivée par un quelconque altruisme à l’égard des Bagdadi ou un patriotisme plus traditionnel. Coller son corps à une bombe dans un environnement à haut risque semble à James aussi excitant que pratiquer un sport extrême. D’où la réitération des mêmes scènes trépidantes de déminage, sur laquelle se fonde la structure scénaristique d’une œuvre stressante qui épuise ses protagonistes et son public jusqu’à l’absurde. Cette faillite morale de l’action militaire se double d’une faillite tactique, puisque cette série de prises de risque ne règle jamais la situation militaire sur le terrain. Perçue comme une force d’occupation et d’agression par la population locale, même durant ces périlleuses interventions de déminages, l’armée américaine est condamnée à exposer sans fin le corps de ses soldats dans une bataille de la sécurisation urbaine perdue d’avance. Déplacé d’une ville moyen-orientale en guerre à une ville américaine soumise au risque terroriste, le corps du combattant passe d’une jouissance inutile et perverse à une instrumentalisation sécuritaire plus efficace.
Dans 24, des menaces en pagaille pèsent sur trois métropoles américaines (Los Angeles, New-York et Washington). Elles sont le miroir scénaristique des angoisses éprouvées par le public américain urbain à l’égard du terrorisme. L’urgence des situations qui s’accumulent d’heure en heure contraint Bauer à occuper l’espace d’une ville en tous sens. Cette frénésie de mouvement, cette aspiration à une impossible ubiquité sont à l’image d’un pays obsédé par le contrôle de ses territoires, hanté par un fantasme de sécurité totale, sinon totalitaire. La série peut être vue comme le catalogue exhaustif des lieux qu’il convient de quadriller dans une ville : la CBD et ses gratte-ciels, le péricentre et ses espaces de service, la banlieue et ses résidences pavillonnaires, le réseau de circulation et ses interfaces. L’apocalypse est partout et peut prendre des proportions catastrophiques : une prise d’otages dans un aéroport (saison 5), un attentat au gaz dans un supermarché (saison 5), une explosion nucléaire en pleine banlieue résidentielle (saison 6), l’attaque de lieux de pouvoir jugés inexpugnables comme la Maison Blanche (saison 7) ou le siège de l’ONU (saison 8). Entre l’Etat fédéral et les terroristes, la ville devient l’enjeu d’une lutte pour le contrôle politique et médiatique. Cette lutte influence la perception même de l’espace urbain. Jack Bauer doit traverser et occuper le maximum d’espaces en un minimum de temps, dans une frénésie d’initiatives inhumaines. Le corps de l’agent de l’Etat est robotisé : il ne mange pas, ne dort pas, semble dépourvu du moindre besoin corporel ordinaire. Son appropriation de l’espace urbain devient irréaliste, surtout à Los Angeles, mégapole étale encombrée par les nœuds autoroutiers et les embouteillages. Elle s’appuie sur une perception ubiquiste de l’espace à travers un réseau de surveillance et d’information qui quadrille le moindre centimètre carré de la métropole, amplifiant l’œil et le cerveau du héros, permettant une extension numérique hypertrophiée de ses sens : satellite, internet, écoutes, relecture des lieux par les codes et les clés numériques, caméras routières, drones prennent le relais de son regard, de ses bras et de ses jambes. En un sens, le corps athlétique, super héroïque de Bauer, devient l’instrument humain d’un réseau informatique de surveillance presque omniscient.
Dans Zero Dark Thirty, ce corps combattant « augmenté » par les technologies de surveillance étend ses antennes à l’échelle mondiale. Guerre planétaire, le War on Terror déploie son champ de bataille sur trois continents en une logique systématique d’actions (les attentats d’Al Qaïda) et de réactions (la capture et l’interrogatoire des terroristes). Bigelow décrit une guerre protéiforme menée à l'échelle planétaire sur des fronts multiples (les espaces urbains où se manifestent la violence et la terreur de masse comme New-York, Lahore ou Londres ; les pays du Moyen-Orient où opèrent les forces armées de l'OTAN) et des zones de repli (les régions tribales afghano-pakistanaises, les camps militaires américains en Afghanistan ou les bases fantômes de la CIA dans les pays du PECO). Le renseignement n’y est plus une simple source d’information pour le combat au sol mais bien le moteur même de la guerre. Les ordinateurs des analystes ou les vidéos de contrôle des drones sont des armes. Les bureaux des experts deviennent des lieux de combat. L’espion n’est plus le supplétif des hommes en uniforme. Il peut tuer par drone ou soldat interposés. Bigelow joue sans cesse du contraste entre le corps fragile de Maya, sanglé dans un strict tailleur féminin, et la masse musclée des troupes spéciales dont elle doit progressivement assurer le commandement. Instrument performatif défini par l’objet même de sa quête, ce corps sans désir, presque robotique, assis des heures durant derrière des écrans de contrôle, endure l’ennui, la lassitude, la dépression, voire la douleur et les blessures physiques (une fusillade, une explosion) grâce à sa connexion privilégiée et permanente au réseau de renseignement mondial, dont il se repait comme une drogue. Résumée à une paire d’yeux et un cerveau immobiles, Maya peut dès lors diriger d’un lieu unique des dizaines d’informateurs de terrain ou des hommes de troupe réifiés, notamment durant la traque finale de Ben Laden.
Au final, il semble que le corps combattant s’adapte à la nature même d’une nouvelle guerre en train de se dessiner. Faillible face au contrôle des espaces urbains à grande échelle, il devient performant lorsqu’il se connecte à des machines pour contrôler de plus vastes territoires à l’échelle régionale ou mondiale. De fait, sous sa forme traditionnelle, masculine et virile, il s’épuise dans l’obsolescence d’une tâche inutile. Féminisé, dématérialisé, voire réifié, le corps combattant se confond peu à peu aux machines qui l’aident à contrôler la sécurité des espaces dont il doit assurer la garde.
c-La souffrance des corps combattants : du champ de bataille à la salle de torture.
A travers les fictions anglo-saxonnes récentes, la problématique de la souffrance du corps combattant a profondément changé. Le dolorisme patriotique, présent dans les œuvres inspirées par les deux premières guerres mondiale, pouvait encore trouver quelques échos dans les films consacrés à la Guerre du Vietnam (Né un 4 juillet, 1989), dans la saga Rambo (entamée par un opus révolté et libertaire pour virer très vite au prospectus anticommuniste et reaganien dans les années 1980), ou dans quelques œuvres spectaculaires surfant sur l’actualité géopolitique du moment (la Chute du Faucon noir en 2001 et la mise en scène de cadavres de soldats américains exhibés à Mogadiscio en 1993). A l’exception notable d’A l’épreuve du feu d’Edward Zwick (1996) et de séries télévisées comme Over there (2005), Generation Kill (2008) ou Occupation (2009), les films de guerre traitant des conflits au Moyen-Orient ont assez rapidement évacué cette thématique. Goguenards et cyniques, ils montrent de jeunes combattants blasés, n’entretenant aucune illusion sur l’absurdité de leur mission (Jahread de Sam Mendes, 2005) ou détournant les moyens de l’armée américaine à leur propre fin (les Rois du désert de David O. Russell, 1999).
Malgré la débauche de technologie et de machines, d’armes létales qui mettent à distance l’exécuteur et l’exécuté (les drones), la guerre contemporaine, en replaçant la quête du renseignement au cœur de ses objectifs stratégiques, a mis la torture physique et psychologique au centre des représentations. Avec la complexification de la guerre contre le terrorisme, l’incertitude de la notion de front (démultiplication des théâtres d’opération, introduction des civils et du monde urbain dans la guerre), les conséquences fâcheuses du Patriot Act (2004) et la découverte de certaines dérives de l’armée et de l’administrations américaines durant les conflits en Irak et en Afghanistan (les humiliations d’Abu Graïb, le camp de Guantanamo), la question de la représentation du corps combattant douloureux ou supplicié s’est progressivement éclipsé au profit d’une interrogation sur la représentation de la torture à l’image. Cette interrogation brouille les habituelles taxinomies des acteurs de la guerre. Ici, plus de soldats d’un côté et de civils de l’autre. Plus d’acteur combattant sur le terrain et de supplétif administratif à l’arrière. Le combattant qui souffre et porte la souffrance par la torture peut tout aussi bien être un militaire, un expert des renseignements ou un civil terroriste. Qui est, dès lors, le combattant et à quoi ressemble-t-il ? Cette interrogation inquiète a conduit les auteurs de fictions américaines à réfléchir sur un sujet moral que les artistes européens ont déjà mainte fois traité, de l’évocation des résistances durant la Deuxième Guerre mondiales aux guerres coloniales françaises par exemple.
De fait, il semble y avoir de plusieurs manières d’aborder la question. Certains œuvres font le choix de décrire la torture en elle-même, de dresser un catalogue obsessionnel de ses modalités et des effets qu’elle entraine sur les corps et les esprits. La série 24 a ainsi répété ad nauseum les scènes de torture semaines après semaines, durant plus de huit ans à la télévision. Bauer torture ou est torturé à chaque saison. Cette déclinaison quasi absurde relève autant de la facilité dramaturgique (pimenter l’action) que d’une trouble fascination pour la mise en image des techniques d’interrogatoires musclés. Dépourvus du moindre recul intellectuel ou moral, n’engageant aucune réflexion théorique sur le bien-fondé ou le scandale que représente la torture, les auteurs travaillent à l’instinct. Ils complètent année après année le portait d’un combattant sadique et masochiste, qui dissimule ses pulsions derrière des justifications politiques, mais finit par épuiser son corps et son esprit en portant et en recevant la violence de guerre. A mesure que les saisons avancent, le corps de Bauer se couture de plaies, se fait monstrueux. Il devient le miroir physique d’une Amérique douloureuse, hideuse et perdue après des années de lutte. On retrouve cette profonde amertume dans les courtes séquences christiques de Homeland, durant lesquelles le corps de Brody est brièvement montré en état de lambeaux. Physique, cet effondrement du corps est également psychologique. A la fin de Zero Dark Thirty, Maya se retrouve dans un avion militaire, seule et en pleurs, incertaine quant à son avenir. Triomphante devant le corps inerte de Ben Laden, la combattante de choc amorce pourtant une longue phase de dépression. Dans ce final déceptif, Bigelow distille une mélancolie inattendue, ramassant en un beau plan final toute la tristesse et l’hébétude d’une génération de jeunes experts sacrifiés par l’obsession vengeresse de l’Amérique en guerre. De même dans Homeland, Carrie Matheson, la brillante analyste de la CIA, finit par sombrer dans la démence et la schizophrénie. Comme à l’époque du Vietnam, c’est dans ces corps combattants brisés (soldats, agents de terrain, experts) que l’on entrevoit le corps brisé de la nation américaine.
Mâtiné d’un goût parfois suspect pour la violence, ce dolorisme d’un nouveau genre n’empêche pas une réflexion plus approfondie sur le choc moral que la vision d’un corps torturé peut engendre chez le tortionnaire américain. Dans la série Rubicon (2010), un épisode montre deux analystes de bureau, idéalistes et naïfs, contraints de poser des questions à un terroriste torturé par la CIA. Si le corps souffrant du combattant tourmenté n’est jamais montré à l’écran, ses cris finissent par ébranler la morale de ces acteurs du renseignement qui ignoraient jusque là les dommages que le fruit de leur travail provoque sur le terrain. La séquence inaugurale de Zero Dark Thirty montre sept minutes de torture exercée par un expert de la CIA sur le corps d’Aman, un djihadiste lié aux attentats du 11 septembre, devant la « bleue » Maya à peine débarquée des Etats-Unis. Dans ces deux exemples, l’effroi ne vient pas de la mise en scène de la douleur physique mais de la décontraction avec laquelle des professionnels de la torture exercent leur « art ». En costume ou tenues décontractées, face à des prisonniers humiliés et en haillons, ces jeunes cadres dynamiques « font le job » avec une absence sidérante d’affect. Ce spectacle horrible ébranle les convictions des spectateurs de la scène. Dans Rubicon, Tanya et Miles remettent peu à peu en cause les valeurs qu'ils défendent. Au terme de la série, Tanya démissionne. Maya, elle, est brutalement déniaisée. A la moitié du film, elle bascule de l'autre côté de la morale en dirigeant elle-même des interrogatoires "poussés", en portant sans remord la douleur à son tour. Le corps du combattant torturé appelle ainsi une interrogation classique sur la torture, au croisement de la tactique et de la morale : méthode de renseignement efficace ou dégradante ? Les réponses apportées par 24, Rubicon ou Zero Dark Thirty restent très ambigües.
d-Le corps du civil : de la victime au combattant.
Dans la guerre contemporaine, le statut du civil reste ambigu. Victime du terrorisme ou des guerres menées par les armées occidentales au Moyen-Orient, il est aussi un terroriste en puissance, agent dormant n’attendant qu’un signe pour se mettre à l’œuvre ou simple quidam basculant sans raison dans la violence idéologique. Le phénomène récent des « loups solitaires », nouveaux supports d’un terrorisme islamiste qui a troqué les opérations spectaculaires à grande échelle pour des actes individualisés et locaux, préoccupe actuellement les autorités et les états. Il a déjà été pris en compte par les créateurs et les metteurs en scène.
A priori, du point de vue de certaines œuvres hollywoodiennes, le tableau parait simple et binaire. D’un côté, les civils, américains ou occidentaux, souffrent de la terreur terroriste. Leurs corps sont disloqués ou contraints. Leur moindre velléité de combat n’est montrée –et glorifiée- que dans le paradoxal récit de leur échec. Dans World Trade Center, deux pompiers héroïques venus sauver les employés des immeubles effondrés sont ensevelis à leur tour sous les décombres pendant plus d’une heure de métrage. A grand renfort de flash backs mélodramatiques et de plans doloristes, Stone cherche à susciter la compassion du public avant de montrer le sauvetage final comme l’apothéose d’un triomphe civique sur le mal terroriste. Dans Vol 93, Greengrass se montre plus nuancé et mesuré. Les passagers pris en otage sont acculés dans leurs fauteuils, impuissants face à la transformation de leur avion en arme de destruction massive. L’ultime révolte qui entraîne le crash de l’avion et l’avortement d’un nouvel attentat sur Washington est montrée à travers le sursaut collectifs des corps civils qui métamorphosent en arme tout objet qui leur tombe sous la main (se lever, avancer dans le couloir de l’avion, forcer les portes, se battre avec les pirates de l’air), opposé à la résistance fanatique des corps terroristes. Ici, nulle idéologie patriotique, mais le chaos sidérant d’une humanité divisée, ramenée à lutte primitive des corps avant l’écrasement terminal. Emblématique ou illusoire, patriotique ou désespérée, la résistance du corps civil aux souffrances terroristes est contrebalancée par un simple désir de fuite, que Steven Spielberg a très bien illustré dans son adaptation moderne de la Guerre des Mondes. Face aux cataclysmes qui s’abattent sur les Etats-Unis, et que le réalisateur illustre par des plans de guerre directement inspirés de la Guerre de Sécession, de l’Exode français de 1940 ou des images du 11 septembre, Tom Cruise ne cesse de fuir, oubliant toute notion de patriotisme ou de civisme pour resserrer son attention sur la cellule familiale. Il s’oppose avec force à son fils qui souhaite combattre l’ennemi et rejoindre les forces armées. Il tente en vain de cacher à sa fille le spectacle de la désolation et de la violence. Les foules paniquées et hagardes de Spielberg n’ont plus rien d’héroïques.
A l’autre bout du tableau, le civil peut cacher un combattant en puissance. Souvent d’origine moyen-orientale dans 24, il ponctue la série de multiples attentats personnels ou kamikaze (notamment dans la saison 6, fondée sur l’idée d’une guerre menée par des « loups solitaires » dans toutes les métropoles américaines). Dans Zero Dark Thirty, le civil terroriste apparaît sous les traits de faux négociateurs introduits au cœur d’un camp de la CIA en Afghanistan afin de déclencher une bombe dissimulée dans une voiture et de porter le feu chez l’ennemi. Dans Démineurs, un Bagdadi innocent et manipulé est bardé de dispositifs explosifs, que le héros ne parvient pas à débrancher. Volontaire ou réifié, le corps du civil devient une arme de destruction terroriste. Saisies par une panique diffuse, la plupart des œuvres de fiction qui traitent ce sujet ne s’aventurent pas dans une tentative d’explications du phénomène, dans la compréhension d’un basculement du civil dans le terrorisme. Le rejet du corps social à l’égard d’une minorité ethnique ou religieuse reste l’explication la plus communément avancée. Dans un épisode de 24, Ahmed, un habitant arabo-musulman d’une suburb devenu terroriste explique que la cordialité des Américains à son égard cache une condescendance et un mépris hautain de sa culture, qu’il ne supporte plus. Dans la Désintégration, Ali bascule dans l’islamisme radical puis le terrorisme après avoir été rejeté de différentes entreprises ou structures d’aide à l’emploi. Ces explications, un peu courtes, masquent en fait le sujet central de ces fictions : celui de l’apparence du civil terrorisme et de sa reconnaissance par ses potentielles victimes.
Dans les séries américaines, le « loup solitaire » est, soit un fanatique voué à une mort absurde, soit un innocent américain d’origine arabe jugé au faciès par la police. L’incarcération injuste ou la mort de ce dernier permet d’offrir aux téléspectateurs un discours critique sur les effets pervers du Patriot Act et le racisme latent d’une opinion publique paniquée, voire islamophobe. A cet égard, la série 24 va très loin dans la schizophrénie, capable de décrire les Arabo-musulmans américains comme les Indiens des westerns conservateurs d’antan : le « mauvais Arabe » faussement intégré, traître à la nation qui l’a accueillie, et que les héros châtient sans pitié ; et le « bon Arabe », traité avec paternalisme par les autorités, et prié de placer la défense de l’Amérique avant celle du Coran. Dans les dernières saisons pourtant, pointe un soupçon de doute. Par exemple, la mise en place de camps de concentration préventifs pour des Arabo-musulmans raflés au faciès (saison 6) illustre une prise de conscience des possibles ségrégations engendrées par les contrôles inconsidérées de l’administration fédérale. Tel est le dilemme américain typique, entre la nécessité de préserver l’état de droit et la permanence d’un impensé raciste. Pour aborder la question avec plus de finesse, il faut se tourner vers des réalisateurs européens. Dans la Désintégration, Philippe Faucon s’attache à décrire le basculement d’un jeune Français marocain dans le terrorisme islamiste par la transformation de son corps. Passif puis révolté, Ali troque l’uniforme du jeune occidental (street wear et blue jeans) pour une djellaba, un bonnet de prière et une pilosité strictement contrôlée. Formé par un « grand frère » de quartier derrière lequel se cache un islamiste radical, il est sommé d’abandonner cette défroque caricaturale pour réendosser ses habits usuels. A mesure qu’il passe d’une religiosité agressive à l’action armée, Ali doit oublier sa provocation vestimentaire première pour un véritable camouflage civil et urbain qui lui permettra de perpétrer un attentat (en l’occurrence, l’explosion d’une voiture piégée devant le siège de l‘OTAN à Bruxelles). Sans jugement ni tentative d’explication sociologique, la caméra de Faucon se contente d’enregistrer cette transformation de l’individu en combattant par le vêtement et l’apparence physique. Dans Hadewijch (2009), Bruno Dumont va plus loin. Ici, le civil qui traverse les apparences est une jeune française, bourgeoise esseulée en quête de perfection mystique, qui trouve dans l’Islam radical l’élévation qu’elle cherche en vain dans le Catholicisme. Dumont montre comment un islamiste avenant utilise la naïveté, le besoin de croire et surtout l’apparence physique de Céline (blanche, séduisante, socialement intégrée à l’élite française) pour transformer son corps en véhicule de violence (elle transporte puis dépose une bombe sans le savoir). La qualité des deux films (précision documentaire pour Faucon, aspiration à la grâce pour Dumont) dissimule cependant une curieuse impression de stigmatisation du Musulman. L’ « ennemi » (politique chez Faucon, biblique chez Dumont) apparaît toujours sous les traits de l’Oriental tentateur, sympathique et séduisant. A leur corps défendant, les deux réalisateurs alimentent un cliché de sournoiserie qui peut mettre le public mal à l’aise.
Au final, c’est encore aux Etats-Unis que l’on trouvera la figure de confusion la plus aboutie du civil terroriste combattant. Dans la série Homeland, le corps du sergent Brody synthétise tous les doutes. Ce corps militaire surentrainé, puis brisé par la torture, devient l’instrument de dissimulation d’une vocation terroriste. Brody utilise l’uniforme prestigieux des marines, puis le costume de l’homme politique, pour cacher ses intensions : porter au cœur des institutions américaines un terrorisme civil et religieux en réponse au terrorise d’état pratiqué par la CIA au Moyen-Orient, notamment à travers l’utilisation problématique des drones. Observé de manière publique (les médias), privée (la famille) ou secrète (la CIA), le corps de Brody est objet de fascination (les coutures du martyr patriote), de surprise (le corps du converti surpris en pleine prière), de dégout (le « loup solitaire » devient kamikaze en se bardant d’explosifs), mais aussi de désir. Brody synthétique toutes les figures du corps combattant contemporain : corps héroïque du soldat d’élite, corps douloureux du soldat souffrant et corps ambigu du civil terroriste.
[1] Code moral imposé à de la fin des années 1920 à Hollywood, qui codifiait, entre autres, les violences représentées à l’écran